Frappée par les menaces écologique, économique et pandémique, la jeunesse d’aujourd’hui serait-elle moins insouciante que celle d’hier?
Pas si sûr.
Les déceptions et le fossé d’incompréhension entre les générations ne datent pas d’hier comme l’illustre ce roman vintage qui continue paradoxalement à enthousiasmer les adolescents de décennie en décennie.
Pas besoin de virus pour ressentir cette grâce fiévreuse qui parcourt les pages de L'attrape-coeurs. Publié en 1951 par un Américain traumatisé par la 2nde Guerre mondiale, il y est pas question de soldats, de boue et de divisions blindées mais de la guerre que l’adolescence se livre à elle-même. Une période de la vie qui nous marque, nous blesse, nous aveugle mais peut nous rendre héroïques aussi.
Holden Caulfield, fraichement débarqué de l’enfance est un adolescent trop intelligent pour devenir adulte. Chassé de la pension chic dans laquelle ses parents avaient cru pouvoir le ranger, il erre pendant trois jours dans New-York. Trois jours, c’est long quand on est jeune et déprimé sans le savoir. Trois jours, c’est aussi un peu court pour un roman d’apprentissage. Sauf que la vie n’a pas grand-chose à lui apprendre. Surtout à New-York où elle est plus absurde qu’ailleurs. On a beau y inviter les chauffeurs de taxi à prendre un verre, emmener une jolie fille faire du patin à glace, téléphoner à de vieux camarades, « s’humecter les amygdales » ou regarder « un film à la guimauve » au cinéma, tout est décevant, idiot, pourri.
Pourtant Holden Caulfield n’a pas verrouillé son cœur de gosse, il raffole des conversations sérieuses avec sa « crevette » de petite sœur, se laisse attendrir jusqu’aux larmes par les valises minables de deux religieuses, déteste plus donner des coups de poing qu’en recevoir et peut même aller jusqu’à écrire la dissert’ d’un salaud pour lui rendre service.
Sensible donc, le petit bourgeois new-yorkais se confie néanmoins avec un vocabulaire fleuri de mauvaises herbes plantées à coup de « je vous jure », « dégueu », « drôlement » ou « bordel ». Il a beau aimer la littérature, les trottoirs de New-York doivent lui sembler trop sales pour qu’on y parle le Jane Austen ou le Henry James. Son humour rebondit comme une bille qu’il remet parfois dans sa poche pour contempler les motifs changeants d’une tache de mazout dans le caniveau. Au fond pour lui, l’existence devrait ressembler à un musée sur les Indiens. Comme pour les figurines dans les vitrines où l’esquimau attend toujours le même poisson, les oiseaux empaillés volent éternellement vers le sud et la squaw tisse la même couverture, les choses ne devraient pas pouvoir changer dans votre dos. Car à 16 ans on peut être aussi conservateur et nostalgique qu’un vieux con. Sans repère, sans affection, Holden Caulfield se pose des questions mais ne cherchent même plus les réponses. D’ailleurs à quoi sert de grandir dans un monde où personne ne peut vous dire « où se rendent les canards de Central Park, l’hiver quand il fait froid ? » ?
Après deux romans (dont celui-ci) et beaucoup de nouvelles, J.D. Salinger s’est brusquement arrêté de publier en 1965. Populaire mais inconnu, le père de Holden Caulfield semble ne pas avoir plus apprécié la société des adultes que son fils de papier. Pourtant son roman est toujours l’un des classiques les plus étudiés par les lycéens américains. On peut d'ailleurs se demander comment certains d’entre eux trouvent le courage d’ouvrir des romans "young adult" sans hurler de rire. Comme dirait Holden : « ça me tue ».
{Extrait} :
« Les gens qui pleurent à s'en fondre les yeux en regardant un film à la guimauve, neuf fois sur dix ils ont pas de cœur. Sans rire. »
« Je déteste employer des expressions à la con comme « voyager incognito ». Mais quand je suis avec un mec ringard, forcément je lui parle ringard. »