Après la consécration du Goncourt (2013) et de l'adaptation cinématographique (2017), Pierre Lemaître n'avait pas l'intention de faire ses adieux aux personnages d'Au revoir là-haut. Dans Couleurs de l'Incendie, il rallume les flammes d'une France en pleine reconstruction économique, sociale et morale et nous emmène sur les traces de Madeleine Péricourt, fille du banquier Marcel Péricourt présent dans le premier tome de la trilogie. A l'occasion de la publication de ce deuxième opus, nous vous proposons de découvrir un entretien réalisé avec lui en octobre 2013 avant que le romancier ne connaisse les étincelles et les brûlures du succès. L'occasion d'entrer un peu plus dans l'univers atypique d'un auteur qui revendique aussi bien les héritages du roman populaire que de l'écriture proustienne et se définit modestement comme « l’écrivain de ses lectures ».
Comment vous est venue l’idée d'Au revoir là-haut ?
Quand je me suis intéressé à la première Guerre mondiale, je me suis rendu compte que l’après guerre n’avait pas été beaucoup traitée. Il y a un trou de l’histoire jusqu’en 1925, c’est-à-dire les années folles. J’ai pensé qu’il y avait là la matière d’une fiction. J’avais la chance d’avoir une période méconnue.
Qu’est ce qui vous a demandé le plus de documentation dans l’écriture du roman ?
Il y avait deux niveaux de documentation. Un niveau historique qui consiste à se demander comment les événements se sont passés réellement. Par exemple, j’ai découvert qu’en novembre 1918, il y avait déjà des semaines que l’on savait que la guerre était en train de se finir. Les soldats n’étaient pas très enclins à aller se faire casser la gueule à la dernière minute. C’est ce que dit le personnage : « mourir le dernier, c’est comme mourir le premier, y’a rien de plus con ». Et puis, il y a un autre niveau plus factuel, presque plus amusant, qui consiste à se dire : comment c’était à cette époque-là ? Comment étaient habillées les filles ? À quoi ressemblaient les autobus ? Par bonheur, on a beaucoup de documentation : les films, car le cinéma existe, les magazines féminins de l’époque et puis bien sûr tous les romans qui se passent à cette époque-là.
Peut-on faire des parallèles entre cette période et la nôtre ?
Oui et c’est d’ailleurs cette résonnance qui a été l’agent déclencheur de ce roman. Il ne s’agit pas de dire que l’Europe d’aujourd’hui ressemble à celle des années 20, ce serait une comparaison historiquement fausse. En revanche, il y a des échos très curieux. Par exemple, le système social français de cette époque, comme celui d’aujourd’hui, est en panne. Il est incapable d’assurer de la place à tout le monde, y compris aux populations qui n’ont pas démérité. Nos chômeurs actuels sont victimes d’une guerre économique à l’image des soldats de 14-18 qui ont été abandonnés sur le bas-côté de la route après une guerre épouvantable. Dans les deux situations, l’Etat n’est pas en mesure de faire les efforts nécessaires à leur réinsertion. « Réinsertion », « précarité », « exclusion » et « nouveaux pauvres » sont des mots d’aujourd’hui qui s’appliquent également très bien aux années 20. Dans le roman, je ne fais pas de théorie, j’écris avant tout une histoire fictionnelle mais j’espère que le lecteur, en lisant, va sentir que cette situation ressemble à quelque chose qu’il connaît.
À quel personnage vous êtes-vous le plus identifié ?
Je m’identifie naturellement à Albert Maillard, d’ailleurs je lui ai donné le prénom de mon père. C’est un homme assez banal, il n’est pas exceptionnel et je ne le suis pas non plus. Il vient de la même couche sociale que moi et ce n’est pas un héros. Je pense que l’héroïsme n’est pas inscrit dans notre ADN et reste une affaire de circonstances. Il y a un autre personnage auquel j’aimerais bien pouvoir m’identifier, c’est Merlin. Pas physiquement car il est déplaisant au-delà du raisonnable mais il a une chose que j’admire : il croit en ses valeurs et il est capable de beaucoup d’abnégation. Il est très antipathique, il a un dentier qui fait du bruit, il d’une grande agressivité mais il est ce que j’appellerais un « pur ». C’est un homme droit et j’aimerais bien pouvoir me dire que je suis comme lui.
L’amitié entre Albert et Edouard aurait-elle pu être possible sans la guerre ?
Non car ils ne se seraient jamais croisés. Il y a très peu de chance qu’un employé de banque comme Albert rencontre un artiste de grand talent comme Edouard car il ne mettra jamais les pieds dans un musée ou dans une expo. Chacun d’entre nous se trouve dans un couloir plus ou moins large qui détermine les couches sociales avec lesquelles nous serons ou non en contact. Seules des circonstances exceptionnelles peuvent créer des rencontres entre ces couloirs. Ces deux personnages ne sont pas rassemblés par des affinités électives mais par un événement qu’ils détestent : la guerre.
Depuis combien de temps écrivez-vous ?
J’ai publié mon premier roman en 2006 à 56 ans. Avant j’ai fait deux ou trois tentatives que les éditeurs ont refusées. Heureusement pour eux car c’était très mauvais et je ne les ai même pas conservées. Je suis un écrivain tardif mais la littérature fait partie de ma vie depuis que je suis lecteur. J’ai toujours voulu être romancier mais j’étais très écrasé par les modèles. Quand vous avez lu Proust, pour écrire après, pfff…
Quel est votre rythme de travail ?
J’ai une fille de 3 ans et demi que je conduis à l’école à 8h30. Je commence à travailler après jusqu’à 16h45 pour aller la chercher. J’oublie souvent de déjeuner. Je fais ma journée de travail comme un artisan. Mais je continue de travailler la nuit en dormant. Je me lève la nuit pour prendre des notes et je me rendors. L’expérience m’a appris qu’il ne fallait pas laisser passer ces choses-là. En réalité, on travaille tout le temps quand on est romancier car on se nourrit de tout et c’est très marrant.
Connaissiez vous la fin avant de terminer votre roman ?
Aragon dit qu’il écrit pour savoir ce qu’il va se passer à la fin. Moi, je sais mais je ne sais pas comment. Je ne m’engage pas dans un livre tant que je ne connais pas la fin. Je sais quel sens elle aura mais pas comment elle se déroulera matériellement car j’écris de façon chronologique.
Quels sont les passages que vous avez aimé écrire ?
Il y a surtout des passages où j’ai le sentiment d’avoir bien travaillé. Quand je relis la scène de démobilisation dans le chapitre 8, je suis encore ému. Je l’ai écrite, réécrite et quand je l’ai livrée à l’éditeur, je me suis dit que c’était ce que je pouvais faire de mieux à ce moment-là. Il y a aussi la scène où Edouard Péricourt se rend compte qu’il a aimé son fils. Vous m’obligez à être immodeste mais il y a des moments dans la vie où il faut être content de soi. Pour durer, il faut avoir un peu d’ego. Il ne s’agit pas d’en avoir trop car on devient un écrivain auto-satisfait mais pour continuer de travailler, il faut être un peu content de ce que l’on fait.
Avez-vous eu le temps de lire quelques romans de cette rentrée littéraire ?
Je n’en ai lu aucun à part Faber de Tristan Garcia que j’ai trouvé très bien. Ce n’est pas par manque de temps, car on le trouve toujours, mais tous ces gens-là sont dans la même rentrée littéraire que moi et je n’ai pas envie d’être jaloux. La jalousie n’est pas un beau sentiment, sauf sur le plan amoureux.
Votre roman est dans la sélection des plus grands prix, vous attendiez-vous à ce succès ?
Non. Je suis émerveillé par ce qui nous arrive. Je dis nous en parlant de mon éditeur et moi car il y a un moment où le livre ne nous appartient plus. On fait un truc qui n’est pas facile. D’abord je viens du roman policier, ce qui n’est pas un virage évident. J’écris un roman que tout le monde croit être un roman historique, ce qui n’est pas tout à fait vrai. Je suis chez un éditeur qui n’est pas mécaniquement dans la liste de tous les prix et qui fait moins partie du « club ». J’ai 62 ans et je ne suis donc pas un jeune homme. Le fait que les professionnels s’intéressent au livre est une reconnaissance et une légitimité pour nous. On n’est pas dans un schéma traditionnel et donc ce qui nous arrive devient un petit peu miraculeux. Ensemble, on est en train d’écrire une histoire qui n’était pas prévisible.
Que signifie pour vous la page blanche? Y êtes-vous parfois confronté?
Me voici bien embarrassé. Pour moi, la page blanche n'est pas dépourvue de signification, bien sûr, mais l'expression suppose une angoisse, sous-tend quelque chose de l'ordre de l'inspiration, de la souffrance, d'une intimité douloureuse à confesser. J'ai un peu honte d'avouer que je ne ressens jamais rien de tout ça. La page blanche est pour moi une formidable promesse, la promesse du plaisir de raconter à nouveau. Ça n'est pas toujours aussi plaisant que cela, il faut corriger, réécrire, corriger, réécrire encore... La page ne tient pas toujours ses promesses, et moi non plus, mais nous avons tous deux cette fidélité : quand elle revient, je la désire de nouveau.
Au revoir là-haut, Albin Michel, 576p.
Couleurs de l'Incendie, Albin Michel, 544p.