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Photo du rédacteurPaloma de Boismorel

Les tabous de l'intelligence artificielle

Chirurgien et homme d’affaire, diplômé de l’ENA, Science-po et HEC, Laurent Alexandre a mis ses multiples compétences au service du futur et de ses enjeux. Dans son dernier ouvrage, La guerre des intelligences, il nous alerte sur les défis d’un monde gouverné par d’autres cerveaux que le nôtre.

« Ce n’est pas un roman de gare, j’ai mis 6 ans à l’écrire et mes enfants m’ont fait jurer de ne pas recommencer tout de suite ». L’homme qui parle se tient au bord de sa piscine intérieure et me regarde avec des yeux froids et métalliques. Grand et d’apparence calme, il tente vainement de sourire à la photographe. Serais-je en train d’interviewer un robot ? Si l’on en croit les spécialistes, l’intelligence artificielle actuelle n’est pas encore capable d’autodérision et l’humanoïde en face de moi ironise volontiers sur ses vêtements négligés et sur les câbles d’alimentation que nous sortons de ses poches déformées. « Je me suis toujours moqué de mon apparence, je tiens ça de mon père ». Il faut dire qu’assortir son jean et ses chaussettes paraît sans doute superflu quand on s’est donné la mission d’annoncer le « tsunami technologique » du 21ème siècle. Outre ses ouvrages à succès et ses éditos au Monde, les vidéos de ses speechs font exploser les records sur les réseaux sociaux. Plus d’1,2 million de vues pour sa conférence TEDx sur « la mort de la mort » en 2012 et 1,5 million pour son intervention incisive au Sénat français en janvier 2017. Notre chirurgien-urologue doit en effet son audience à la violence de son diagnostique et au tranchant de ses formules. Il sait pourtant se montrer humain et même sympathique quand il partage les plats de ses restaurants préférés sur Instagram ou quand il poste les photos d’un croco en plastique qu’il fait parler comme son double. « Le guide Michelin est une valeur de demain » me confie-t-il en évoquant, depuis son canapé, la menace d’une humanité désincarnée. J’acquiesce sans réserve mais je garde à l’esprit que le bon vivant assis devant moi a fondé le site Doctissimo et que je lui dois au moins deux ou trois angoisses nocturnes à propos de l’état de ma peau ou des effets secondaires d’un comprimé. Contrairement aux neurones d’acier, le cerveau humain est rancunier.

Que pensez-vous de Sophia, le premier robot à obtenir une nationalité ? Doit-on s’attendre à vivre au milieu de robots humanoïdes dans les prochaines années ?

Sophia ne correspond pas à de l’intelligence artificielle forte mais à un algorithme basique. Dans les pays anglo-saxons, on parle d’« IA washing » pour désigner tous ceux qui surfent sur la vague de l’IA sans en faire vraiment. C’est une façon de transformer une courge en carrosse et beaucoup de gens se laissent avoir avec ça. Les humanoïdes qui remplacent les femmes de ménage, ce n’est pas avant 2030 car la robotique coûte plus et cher et progresse moins vite que l’IA pure. Aujourd’hui on a plutôt affaire à des IA faibles, c’est à dire sans conscience d’elles-mêmes et dématérialisées. Mais ça ne pose pas moins de problèmes sociaux et politiques : les tâches qui vont être automatisées dans les prochaines années se situent dans le tertiaire et concernent les comptables, les médecins, les chauffeurs routiers. La société n’a pas encore réfléchi à cette question.

Quelles seront les applications concrètes de l’IA en 2018 ?

L’amélioration des voitures qui se conduisent toutes seules, ou partiellement, comme les Tesla, est aujourd’hui le signe le plus tangible de l’IA. Il y a aussi plein d’applications sur notre téléphone portable qui obéissent déjà à l’IA. C’est elle par exemple qui choisit les informations que nous consommons sur Facebook, Google et Twitter. On ne s’en rend pas toujours compte car c’est l’une des caractéristiques de l’IA de passer inaperçue quand elle est vraiment efficace.

Quelles sont les limites de la connaissance que l’IA va nous permettre de repousser ?

Selon le créateur de l’AlphaGo (programme informatique capable de jouer au jeu de go), Demis Hassabis, certains domaines comme la biologie et la physique nucléaire deviennent tellement complexes que même un excellent chercheur ne peut pas les maitriser en une vie entière. Le traitement des données par l’IA va nous permettre d’avancer dans la connaissance de l’univers et le traitement des cancers et des maladies neuro-dégénératives. Mais ça va être progressif, on ne va pas guérir toute la connerie et toutes les maladies demain matin.

Quelles sont à plus long terme les améliorations en terme de santé que l’on peut espérer de l’IA ?

L’IA va très largement remplacer le médecin qui va être le simple traducteur de ce qu’elle aura décidé. Un cerveau humain est incapable de choisir la bonne chimiothérapie en analysant les 20 mille milliards de données fournies par le séquençage ADN d’une tumeur chez un patient. Ce remplacement va se faire sur deux à trois décennies et sera une blessure immense pour les médecins. Certains sont paniqués, certains n’y croient pas, d’autres ne connaissent même pas le sujet mais les grands spécialistes ne sont pas du tout inquiets et pensent qu’ils vont tirer les ficelles en organisant la politique de santé autour de l’IA, notamment en mettant en place des régulations pour éviter que l’on tue d’un seul clic tous les gens porteurs d’un pacemaker à cause d’un hacking.

La « mort de la mort » (cf. titre d’un précédent ouvrage) est-elle réellement envisageable ?

Les progrès en terme de longévité ne commenceront qu’en 2050 car on n’a pas aujourd’hui la technologie permettant d’avancer. J’ai toujours dit que les gens de ma génération mourraient de leur Alzheimer. En revanche, je confirme mon intuition selon laquelle les gens qui naissent aujourd’hui et qui auront 82 ans en 2100 auront sans doute la chance de vivre très longtemps, peut-être 200 ans ou plus. Certains dirigeants transhumanistes de la Silicon Valley comme Sergey Brin (co-fondateur de Google) veulent déjà croire en l’immortalité et investissent dans cette direction.

Quel impact l’IA pourrait-elle avoir sur le cerveau humain ?

Quand l’IA effectue une activité humaine que l’on ne remplace pas par une autre tâche, on crée des atrophies cérébrales. Le bon exemple ce sont les taxis londoniens dont on a observé une diminution de certaines zones du cerveau à partir du moment où ils ont eu Waze. Ils n’en ont pas profité pour faire autre chose et ont regardé les oiseaux. C’est le problème du revenu universel, certaines personnes vont en profiter pour aller au musée et augmenter la qualité de leur tissu neuronal, pendant que d’autres vont regarder des programmes de TV réalité.

Quand vous mettez un voile blanc sur les yeux d’un animal à la naissance, il devient aveugle car les neurones et les synapses s’atrophient. Pareil pour l’intelligence puisque les connections se détruisent en quelques jours.

Pourquoi le QI est-il aujourd’hui un tabou ?

Jusqu’à présent on n’avait pas besoin de parler d’intelligence on était la seule espèce intelligente et il y avait plein de petits boulots que les élites confiaient aux gens moins compétents intellectuellement : livreur, laveur de carreaux… Mais l’IA pose un gros problème car elle travaille 168 heures par semaine, n’est jamais en grève et est beaucoup plus efficace qu’un homme. Elle va faire les comptes un milliard de fois plus vite qu’un comptable pour 1 milliard de fois moins cher. Toutes les taches standardisées vont être concurrencées dans les années 2020-2030. L’écart entre l’IA et l’intelligence humaine est immense et inéluctable quand on sait qu’il faut trente ans pour produire un ingénieur ou un radiologue en chair et en os et quelques instants pour éduquer une IA. Beaucoup d’hommes politiques acceptent l’idée que l’on aura d’un côté, une aristocratie de l’intelligence qui gère l’IA et de l’autre, plein de pauvres mecs avec des revenus d’assistance parce qu’ils ne travailleront jamais de leur vie. Cet apartheid intellectuel, c’est la vision développée par Yuval Noah Harari dans son dernier livre Homo Deus : Une brève histoire de l'avenir. Je pense que le revenu universel est un cauchemar politique, nous n’avons pas le droit d’abandonner les baraquis du numérique. On doit rénover l’école et repenser l’éducation (voir encadré). Ma grande crainte, ce n’est pas que les gens se révoltent, c’est qu’ils acceptent qu’on mette leurs enfants dans des écoles pourries. Toutes les inégalités aujourd’hui découlent de l’intelligence, c’est la clé de tous les pouvoirs.

Certains craignent la fin du travail, d’autres l’espèrent, pourquoi n’y croyez-vous pas ?

Quand Jeff Bezos (CEO d’Amazon) dit qu’il va falloir 1000 milliards d’êtres humains pour coloniser la galaxie. Il a raison, l’aventure humaine est illimitée et il y a une quantité illimitée de travail pour les années qui viennent. On n’est pas du tout dans une perspective de fin du travail, c’est juste une vision de petit vieux dans sa maison de retraite. Il n’y a jamais eu autant de nouveaux concepts à développer et de nouvelles choses à comprendre : le cerveau humain, l’univers... Le problème, c’est que pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, il y a de moins en moins besoin de travail non qualifié.

Quel film de science-fiction traduit le mieux selon vous les développements de l’IA?

Celui que je préfère, c’est Ex Machina où une IA à l’apparence humaine manipule dangereuse le héros en lui faisant croire qu’elle tombe amoureuse de lui. A priori on n’aura pas d’IA de ce type-là avant 2050. J’aime bien Her qui raconte également une histoire d’amour entre un humain et une IA. Le film montre bien le décalage cérébrale entre les deux puisque le protagoniste découvre que l’IA s’ennuie et qu’elle mène de front 5000 relations amoureuses et intellectuelles. Il y a aussi Elysium qui ne traite pas de l’IA mais du risque d’apartheid en décrivant un futur dans lequel le pouvoir est détenu par un petit nombre pendant que le reste de la population vit dans la pauvreté. Sinon, Stanley Kubrick avait déjà bien posé la problématique de l’IA il y a 50 ans dans 2001 Odyssée de l’espace. C’était la première fois que l’on montrait une IA, même si d’un point de vue technique, il s’était gouré sur plusieurs aspects.

Quelles fausses croyances devons-nous abandonner à propos du futur ?

Je suis persuadé que l’on dit beaucoup de conneries et que l’on va continuer à en dire parce que la technologie évolue très vite et que c’est très difficile de prédire comment la société va réagir. En revanche, croire que l’on puisse avoir une IA hostile demain matin ou que l’IA sera incapable de faire de l’art me paraissent deux idées fausses. Je pense que l’IA sera meilleure artiste que nous car elle comprendra ce qui nous procure du plaisir et paramétrera l’art pour que l’on en jouisse. Je ne suis pas inquiet pour les artistes qui surferont sur cette vague et créeront des œuvres communes avec l’IA. En tout cas, des chefs cuisiniers comme Alain Passard (3 étoiles au Guide Michelin) qui associent l’innovation et le savoir-faire manuel ne vont jamais disparaître. La main innovante est imbattable par l’IA et les robots.

 

QU’EST-CE QUE L’IA ?

D’après La guerre des intelligences, Laurent Alexandre, 340 P., éd. JC-Lattès

Par nature, l’intelligence artificielle (IA) même faible, concurrence le cerveau humain. Schématiquement, on distingue 4 phases :

- La phase 1 qui s’étend de 1960 à 2010, repose sur des programmes traditionnels, avec des algorithmes qui se programment manuellement. Cela permet de gérer des problèmes simples comme l’optimisation de la trésorerie d’une entreprise.

- La phase 2 commencée vers 2012 (et toujours d’actualité) correspond à l’ère du « deep learning » dans laquelle l’IA n’est plus simplement programmée mais s’éduque elle-même via un réseau de neurones artificielles. On lui apprend par exemple à reconnaître une voiture en la nourrissant de millions d’images de voitures, étiquetées comme telles. Les milliards de données que nous fournissons chaque jour aux géants du numérique comme Google et Facebook leur permettent ainsi d’être les leaders de l’IA. Cependant, l’IA actuelle continue d’effectuer uniquement ce qu’on lui a appris à faire dans un domaine déterminé et les assistants numériques comme Siri d’Apple restent aujourd’hui des scripts préconçus par des informaticiens.

- Les phases 3 et 4 correspondent à l’arrivée d’une IA forte, c’est-à-dire une intelligence qui aurait conscience d’elle-même et pourrait développer son propre projet, échappant ainsi à ses créateurs. IA de phase 3, que l’on devrait voir apparaître aux alentours de 2030, pourra se faire passer pour un homme (ce qui posera d’énormes problèmes de sécurité) et remplacer par exemple un médecin généraliste ou un avocat.

 

L’école de demain en 6 points

Flexibilité

Les enfants qui rentrent à l’école aujourd’hui sont, selon Laurent Alexandre, formés à des tâches techniques qui n’auront plus de débouchés quand ils commenceront à entrer sur le marché du travail en 2030. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, être complémentaire de l’IA ne passe pas nécessairement par l’apprentissage du code informatique mais par la transversalité. « Il faut s’éloigner de là où l’IA est bonne. Elle mettra encore plusieurs décennies à transférer des infos d’un domaine à l’autre. Il faut donc développer la multidisciplinarité, l’adaptabilité, le travail de groupe, le problem-solving. La frontière va bouger mais il faut rendre nos enfants flexibles et adaptatifs ».

Esprit critique

La littérature, l’histoire, la géographie, l’histoires des sciences et des philosophies, tout ce qui permet de comprendre la complexité du monde et de développer l’esprit critique, est une protection contre l’IA. « Le meilleur service que l’on peut rendre à un enfant est de lui faire lire 3 livres par semaines ».

Enseignants polytechniciens

« La médecine et l’école vont fusionner dans les prochaines années » explique Laurent Alexandre qui imagine un système éducatif directement basé sur les neurosciences. Pour lui, l’ignorance actuelle de la plupart des enseignants à propos du fonctionnement cérébral humain est une catastrophe. « Face au défi de l’IA, il faut des enseignants qui soient mieux aimés, formés, payés et considérés. Il est anormal que les polytechniciens ne servent qu’à l’éducation des machines ».

Adaptative learning

Le système Montessori est souvent cité comme exemple par Laurent Alexandre qui pense que l’éducation sera de plus en plus personnalisée en fonction du profil des élèves. Si les MOOC (les « Massive Open Online Course » sont des formations universitaires à distance) d’aujourd’hui constituent une première étape dans cette direction, il prévoit à plus long terme un séquençage ADN des individus permettant de paramétrer encore plus finement l’enseignement. Notre façon d’apprendre dépendrait largement de nos gènes et les connaissances sur le cerveau obtenues grâce à l’IA nous aideront à mettre en place des processus d’adaptative learning très efficaces.

Élèves augmentés

La personnalisation de l’enseignement grâce aux neurosciences serait rapidement complétée par un processus non plus d’adaptation de l’enseignement mais d’adaptation du cerveau lui-même. Laurent Alexandre identifie deux voies d’augmentation des capacités cérébrales de nos enfants dans le futur. La première est la sélection des embryons présentant des marqueurs génétiques corrélés à de bonnes performances intellectuelles. Cet eugénisme serait, selon lui, déjà envisagé en Chine. La deuxième, est l’implantation de composantes électroniques directement sur nos neurones pour en booster l’efficacité. Elon Musk (CEO de Tesla) a récemment fondé la société Neuralink dont l’objectif est de produire ces implants intracrâniens pour nous aider à faire face aux IA de demain.

La fin des langues étrangères ?

Les casques cérébraux promis en 2019 par Mark Zuckerberg permettraient de communiquer par télépathie d’humain à ordinateur et d’humain à humain. Pour Laurent Alexandre, cette technique risque à terme de nuire à l’apprentissage des langues étrangères mais elle exigera une concentration forte qui aura tendance à muscler le cerveau et sera difficile d’accès aux générations plus âgées.

article publié dans le magazine GAËL - janvier 2018

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