Je ne sais pas comment se passe votre début d’année, mais ici au Royaume-Uni on flotte dans une drôle d’impression de vivre dans le théâtre de l’absurde. Outre le Brexit et ses rebondissements perpétuels (pour vous, européens unis et chanceux, le Brexit est peut-être bien bouclé, mais ici on ne fait que commencer à découvrir de nouvelles lois, régulations et autres réjouissances) — le Brexit à part, donc, la situation sanitaire est haletante. Nous (les 67 millions d’êtres humains vivant au Royaume-Uni) sommes passés en à peine plus d’un mois d’un semi-confinement à un déconfinement total, et de nouveau à un confinement très strict.
Pour faire face à ces turbulences, les vacances de Noël (annulées pour la plupart d’entre nous pour cause de fermeture des frontières et interdiction de circuler) ont été encore plus arrosées que d’habitude. C’est lors d’une longue soirée d’hiver entre Noël et le nouvel an, alors que nous (l’homme avec qui je partage ma vie et moi) avions épuisé les films potables sur Netflix et Prime, alors que nous avions étiré toutes les conversations le plus longtemps possible, alors que nous avions téléphoné à tous les membres de nos familles respectives… c’est à ce moment-là que j’ai eu l’impression singulière d’être en train d’attendre Godot. Depuis ce moment-là, impossible de passer à autre chose : chaque journée ressemble à une scène du théâtre de l’absurde. Voici deux pièces écrites en français par des auteurs étrangers, à lire plutôt qu’à voir car les didascalies sont précieuses. Leur remise en question des conventions théâtrales illustre à mon sens parfaitement la drôle d’époque que nous vivons.
Godot, ou l’attente sans fin
Dans la célèbre pièce de l’irlandais Samuel Beckett, Estragon et Vladimir attendent Godot. C’est la seule certitude de toute la pièce: Godot est attendu. On ne sait ni qui est Godot, ni ce qu’il apportera à l’intrigue, mais la pièce entière n’est qu’un prélude à son arrivée. De la même manière, cette pandémie est un temps d’attente: l’attente du vaccin, du déconfinement, du retour à la “normale”, du monde d’après… et comme Godot, on ne sait pas exactement à quoi cela ressemblera. Et comme Estragon, qui oublie sans cesse ce qu’ils font là, on oublie parfois qu’on vit dans un drôle de monde parallèle – qui n’a pas organisé dans sa tête un café avec un ami avant de se rappeler que… non, pas possible ?
En attendant Godot, Vladimir et Estragon discutent, se disputent, jouent à des jeux, se répètent, ressassent le passé, planifient le futur, avec des phrases plus ou moins construites et des enchaînements d’idées plus ou moins heureux.
“VLADIMIR — Je ne t’ennuie pas j’espère ?
ESTRAGON — Je n’écoute pas”
[...]
VLADIMIR — Dis quelque chose !
ESTRAGON — Je cherche. Long silence."
On ne peut pas dire que les dialogues soient remplis de sens ou palpitants (welcome to life in lockdown), mais ils illustrent parfaitement ce besoin angoissant de faire passer le temps. Un besoin de remplir le temps coûte que coûte, que l’on satisfait d’habitude par des activités aujourd’hui impossibles. Les habituels verres en terrasse, dîners entre amis, afterworks et autres activités devenues impossibles, que reste-t-il finalement de nos identités ? Il me semble que les questions posées par Beckett ainsi que les incertitudes soulevées par cette pandémie sont l’occasion idéale de redéfinir les vies que nous souhaitons mener. N’étant plus portés par le courant un peu vain de nos existences peut-être aléatoires, nous voici pleinement libres de redéfinir comment nous souhaitons passer le temps, à quoi nous souhaiterions que ressemblent nos vies.
J’avais lu cette pièce au lycée, et à l’époque elle m’avait semblé un peu boring et franchement abstraite. La pandémie lui a conféré un sens beaucoup plus profond à mes yeux. Cette expérience réelle de l’attente, sans fin concrète ou visible, donne un aperçu du génie de Beckett et propose une vraie réflexion sur le sens de la vie.
“ESTRAGON. — On trouve toujours quelque chose, hein, Didi, pour nous donner l'impression d'exister ?”
La cantatrice chauve, ou les rebondissements les plus inattendus
Ce qui me fait penser à La Cantatrice Chauve dans la situation actuelle, c’est le fait qu’on ne sait jamais à quoi s’attendre. Bon, c’est peut-être encore plus vrai au Royaume-Uni où le gouvernement a attendu que la situation sanitaire empire le plus possible avant de réagir, et c’est d’autant plus vrai quand on couple la propagation du virus au Brexit. Ionesco a été visionnaire : la pièce a lieu dans un “intérieur bourgeois anglais, avec des fauteuils anglais. M. SMITH, Anglais, dans son fauteuil et ses pantoufles anglais, fume sa pipe anglaise et lit un journal anglais, près d’un feu anglais.” Je vous épargne les lunettes, la moustache et Mme SMITH, vous l’aurez compris : c’est l’Angleterre dont rêvaient les Brexiteers, ces anglais qui ont voté pour le Brexit.
Il y a aussi la perte des repères. À l’ouverture du rideau, l’horloge sonne 17 coups mais Mme Smith commente “Tiens, il est neuf heures” — c’est une très bonne description de la perception du temps pendant le confinement, qui semble certains jours bondir à une vitesse folle et d’autres jours se prélasser sans bouger. Autre perte de repères : les dialogues. Avez-vous essayé d’avoir une conversation qui ait un minimum de sens avec un voisin, une amie au téléphone ou quelqu’un avec qui vous n’êtes pas confiné ? De mon côté c’est peine perdue, le manque d'interaction sociale rend chaque conversation bizarrement semblable à un dialogue absurde et déroutant de La Cantatrice Chauve.
“M. MARTIN
Quand on s’enrhume, il faut prendre des rubans.
M. SMITH
C’est une précaution inutile, mais absolument nécessaire.”
Ou encore :
“Mme SMITH
Eh bien, voilà. Ça me gêne beaucoup de vous parler franchement, mais un pompier est aussi un confesseur.”
Il y a aussi les disputes entre conjoints qui n’ont ni queue ni tête (enfin je me demande si c’est particulièrement lié au confinement, mais on en parlera un autre jour) : M. et Mme Smith se disputent pour savoir s’il est vrai que lorsqu’on sonne à la porte, ça veut dire qu’il y a quelqu’un.
En usant de déconstructions grammaticales, en créant des connections sans logique et en jouant des champs lexicaux, Ionesco crée un monde parallèle dans lequel la réalité intelligible laisse place au non-sens. Quand on a bu un peu trop de champagne pour Noël, c’est à peu près à ça que ressemble la vie londonienne confinée ces jours-ci.
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