J’ai un aveu à vous faire. La vie sexuelle d’Emmanuel Carrère ne m’intéresse pas franchement. Jusqu’à Yoga, j’avais bien tenté une ou deux fois de lire ses livres, mais je trouvais que ce monsieur qui aurait l’âge d’être mon père était un peu trop « porté sur la chose ». Cette fois-ci, l’auteur de l’Adversaire a réussi à me toucher. Pourquoi ? Parce que dans une époque obsédée par le bonheur, Carrère réussit à nous captiver en détaillant son malheur personnel.
Qui n’a pas rêvé un jour de connaître les pensées les plus intimes d’un autre ? Amour extra-conjugal, dépression, diagnostic de bipolarité et internement en hôpital psychiatrique… Carrère nous livre ici des années de malheur noir avec une grande lucidité. « Le malheur névrotique, c’est celui qu’on se fabrique soi-même, sous une forme affreusement répétitive, le malheur ordinaire celui que vous réserve la vie sous des formes aussi diverses qu’imprévisibles ». La distinction opérée par Freud pour différencier ces deux types de malheur a beaucoup résonné en moi. Si le malheur «ordinaire» (bien mal nommé) arrive pour chacun de manière aléatoire, qui n’a pas connu le terrible piège du malheur névrotique, imposé à soi-même, par soi-même ?
Heureusement et comme pour éviter une épidémie de dépression, l’auteur nous parle des expériences qui l’ont rattaché à la vie. Son récit, entre le traité philosophique et le journal intime, propose des remèdes à la mélancolie à faire pâlir d’envie Eva Bester.
Le remède, c’est les autres ?
« J’ai toujours aimé le genre de compagnonnage où on ne se retrouve pas seulement pour bavarder, et, comme on dit, se voir, mais pour faire quelque chose ensemble.» Truffé de personnages réels de la vie de Carrère, certains récurrents et d’autres fugaces, ce livre décline des rencontres de toutes sortes. Il y ceux que l’on aimerait connaître et ceux qu’on préférerait éviter. Il y a le sosie de M. Ribotton, professeur de sciences naturelles de Carrère en classe de 4ème, un compagnon de méditation si fervent qu’il respire bruyamment afin de donner à tous sa sérénité en exemple. Il y a le psychiatre qui prescrit des antipsychotiques bien que son patient ne soit pas psychotique, et il y a la jeune fille de l’unité protégée de l’hôpital, qui reconnaît l'auteur mais que lui connaît pas. Il y a aussi Hervé Clerc, journaliste et écrivain dont la sagesse bouddhiste en fait un ami sûr, un guide qui élève la pensée. Hélène F., qui travaille pour un magazine « dédié au bien-être » et dont la vie amoureuse semble idyllique. Il y a Frederica, qui enseigne l’anglais en Grèce et dont la brusquerie cache mal la profondeur d’âme. Il y a Hamid, Atiq, Hassan et Mohammed, trois afghans et un pakistanais, jeunes réfugiés dont les parcours sont la vraie tragédie du livre, et qui apprennent à toute allure les techniques de tai-chi partagées par Carrère. Ces rencontres témoignent de l’apaisement réel que l’on peut trouver dans la rencontre d’autres âmes.
Faut-il devenir pianiste ?
Le grand pianiste Glenn Gould a écrit en 1962 une définition de l’art, recopiée par Carrère « dans tant de carnets successifs » :
« La visée de l’art est la construction patiente, sur la durée d’une vie entière, d’un état de quiétude et d’émerveillement. »
Comment ne pas adhérer à ce programme de vie ? L’auteur imagine avec humour un «Emmanuel upgradé» qui atteindrait cet état avec succès, dans la maîtrise totale de «ce magma qu’on appelle une identité». Et ne donnant donc plus de prise au malheur névrotique. La réalité est tout aussi humoristique : il médite quotidiennement, même parfois « avec la gueule de bois, ou carrément bourré », par fidélité à la pratique. Cette régularité en toutes circonstances lui permet de « voir les choses comme elles sont. » Finalement, réussir à se contenter de la vie exactement pour ce qu’elle est, sans attentes ni interprétations, n’est-ce pas cela l’émerveillement ? Il semblerait que la pratique de l’art (le piano pour Gould, l’écriture pour Emmanuel, mais pourquoi pas la peinture, le chant ou la danse) permette de se soustraire au « tourbillon des pensées » et de s’émerveiller.
Le capitaine Haddock détiendrait la clé du bonheur
Il ne s’agit pas de sa consommation de whisky, je ne crois pas qu’elle l'encourage, lui, à la méditation. C’est cette phrase qu’il répète dans l’Or Noir :
« C’est à la fois très simple et très compliqué »
Une phrase par laquelle Hergé résume des siècles de pensée chinoise : « cette grande loi d’alternance qui dit que tous les phénomènes de la vie vont deux par deux et s’engendrent réciproquement : jour et nuit, tempête et mer calme, vide et plein, joie et tristesse (…) ». Il s’agirait donc de trouver une place dans l’ambivalence dans laquelle nous baignons, une aise dans les oscillations constantes de la vie. Cette idée de calme dans l’incertitude est source d’une grande énergie : « Le jour va vers le crépuscule, la nuit vers l’aube, (…) et nous sommes pris dans les courants de cette incessante métamorphose. » Ne pas résister à cette fluctuation mais plutôt se laisser porter par elle afin qu’ «à cette place, je me sen[te] à ma place.»
Un programme qui devrait nous porter au moins jusqu’à la fin de cette maudite année 2020.
Comments