La vie de Cléo est elliptique. Ellipses de silence et ellipses de danse composent son quotidien lesté, sa vie durant, d’un poids lui aussi invisible. À l’âge de treize ans, Cléo est sélectionnée à l’issue de son cours de danse hebdomadaire pour postuler à une organisation prestigieuse, la fondation Galatée, afin de recevoir une bourse d’excellence. L’enjeu est immense à l’échelle de sa vie: la bourse lui permettrait de poursuivre son rêve de devenir danseuse professionnelle, l’extirpant en grande fanfare du milieu ordinaire un peu blafard dans lequel vivent ses parents.
Cléo est la victime parfaite d’un réseau d’hommes mal intentionnés. Elle est belle, magnétique, et la danse lui a appris à être parfaitement obéissante. Mais surtout, elle a treize ans, cet âge terrible et poignant de l’entre-deux, cet âge où l’on retrousse son short pour être plus sexy tout en pleurant à chaudes larmes lorsqu’on ne retrouve plus son doudou d’enfant. Cet âge où l’on est affamée de reconnaissance, prête à tout pour faire partie du bon groupe, quitte à laisser tomber froidement une fidèle amie d’enfance. Cet âge où être choisie, élue pour recevoir une bourse est un prix follement alléchant — et Cathy, la dame chic et attentionnée qui prépare Cléo à rencontrer les jurés sait exactement comment l’appâter. Cadeaux onéreux, visites de boutiques de luxe de la rive gauche, salons de thé loin de la banlieue grise de l’enfance de Cléo.
"Plus belle qu'une mère et plus fascinante qu'une copine, Cathy chantonnait un refrain que les adultes n'entendaient pas, elle parlait couramment une langue adolescente semée de mots magiques: futur, repérée, exceptionnelle."
Après plusieurs semaines de lavage de cerveau parfumé à l’Opium d’Yves Saint Laurent, la jeune fille rencontre enfin le jury (composé uniquement d’hommes): elle a appris à se montrer “forte”, pleine d’une “maturité” d’adulte, elle musèle l’enfant terrorisée en elle qui lui hurle de partir en courant. Elle veut se défaire de cet enfant pataud et maladroit pour devenir une adulte, alors elle se laisse faire. Le "jury" le sait très bien.
Lorsqu’elle explique à Cathy qu’elle ne veut plus retourner aux déjeuners avec les jurés, celle-ci se montre déçue. Pas grave, finit-elle par céder: tu peux m’aider à recruter d’autres postulantes. Tu te représenteras quand tu seras plus mûre. Et Cléo accepte: cela signifie qu’elle gardera une proximité avec Cathy qu’elle adore, et peut-être qu’elle pourra donner leur chance à d’autres, plus fortes et matures qu’elle. Peut-être qu’elle recevra la bourse l’année prochaine, lorsqu’elle sera prête à affronter les épreuves qui l'ont fait reculer cette fois-ci.
Bien sûr, la bourse d’excellence n’existe pas: il s’agit de mettre de petites jeunes filles à disposition de vieux messieurs. Si Cléo s’en doute, elle choisit de l’ignorer. Elle se doute en filigrane qu’elle envoie ses camarades au bourreau, mais elle n’a ni les mots, ni la connaissance des choses du monde pour savoir vraiment. Alors elle s’exécute, d’abord pour rester l’élue de Cathy, puis pour se faire valoir aux yeux de ses camarades de classe qui veulent aussi être choisies. La force de ce roman déchirant de Lola Lafon, c’est de questionner le principe du consentement. Cléo n’a jamais su dire non, et cela complique tout: elle pense qu’elle ne peut s’en vouloir qu’à elle-même. Lafon démontre avec finesse la portée dévastatrice de cette culpabilité instillée à un âge tendre. À quoi Cléo a-t-elle vraiment dit oui? Où se joue l’accord?
"N'avoir rien dit. Rien fait. Avoir dit oui parce qu'on ne savait pas dire non."
En s’attaquant à un sujet profondément difficile, Lafon brille par son refus du voyeurisme. Aucune description difficile à lire, aucune violence — sauf celle, psychologique, qui poursuivra Cléo et les autres victimes-complices de la fondation Galatée leur vie durant. Ces ellipses font la force du roman, qui traite de l’idée du “vivre avec.” Comment vivre avec la complicité? Comment se construire autour de l’abus sexuel, de la pédophilie? Comment appréhender le monde lorsque tout est teinté de si lourds secrets?
D’aucuns diront que c’est un sujet “à la mode” un peu lourd: les mouvements Me Too, Balance ton porc, la Ligue du LOL, et plus récemment le mouvement Me Too Inceste seraient à la fois le résultat et la cause d’une hystérie typiquement féminine, d’un acharnement contre les hommes plutôt que pour les femmes. Il s’agirait d’un mouvement amplifié par les médias, destructeur parce que dénonciateur d’un système bien rodé. À ceux qui préfèrent le status quo à la parole des victimes, Lola Lafon semble répondre que beaucoup de finesse et une grande psychologie sont nécessaires pour saisir vraiment les bouleversements tectoniques de l’époque à laquelle nous vivons.
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