Je suis secrètement convaincue que pour vraiment comprendre la poésie, il faut s’intéresser aux Russes. Je ne suis pas objective me direz-vous, mon intérêt pour la Russie et sa culture me rend biaisée. Peut-être, mais je dois honteusement avouer que je ne me suis intéressée à la littérature russe que très tard — j’étais convaincue qu’il fallait lire les Russes dans le texte, et six ans de cours de russe plus tard, je continue de repousser cette tâche gargantuesque.
Je me suis donc résignée à commencer par la littérature russe traduite — et si les Tolstoy, Dostoïevsky et Gogol de ce monde restent incontournables pour les férus de littérature, c’est la poétesse Anna Akhmatova qui me touche le plus. Comme elle est à peu près l’équivalent d’une déesse moderne et que des tas d’experts ont déjà parlé de son œuvre, c’est délicat de dire quoi que ce soit d’original ou de nouveau à son sujet — je vous parle donc ici de trois livres qui m’ont permis de mieux la connaître et de remettre ses mots dans leur contexte ; le mieux est évidemment de lire ses poèmes et d’admirer ses portraits par Amedeo Modigliani.
Akhmatova est connue pour être la voix de son époque, pour avoir mis des mots sur des choses indicibles. Elle est née à la fin du 19ème siècle et a vécu jusqu’à bien après la Seconde Guerre mondiale — elle a traversé les révolutions russes, l’arrivée au pouvoir des bolcheviks, la faim et les appartements communaux, le siège de Leningrad et les arrestations et disparitions de ses proches, y compris de son fils et de son premier mari.
Cette époque est celle d’une souffrance démesurée, et elle est fondatrice du monde dans lequel nous vivons aujourd’hui — non seulement dans les pays de l’ancienne Union Soviétique qui ont hérité de ce passé terrible, mais aussi dans les démocraties dites de l’Ouest, fondées sur des valeurs précisément en opposition à ce régime despotique. Mettre des mots sur ces événements, nommer et dire ce qu’il s’est passé, est d’une importance capitale . La censure sévère de l’époque, empêchant la publication de récits du quotidien, est bien une preuve de la puissance du témoignage.
Les mots, Akhmatova sait incroyablement bien les assembler — elle sait d’ailleurs que ce sont eux qui finiront toujours par gagner: “L’or se couvre de rouille, l'acier tombe en poussière, Et le marbre s'effrite. Tout est prêt pour la mort. Ce qui résiste le mieux sur terre, c'est la tristesse, Et ce qui restera, c'est la Parole souveraine.”
La femme du poète adoré d’Akhmatova
Dans son malheur, Akhmatova a eu la chance d’être entourée de grands intellectuels et
artistes. Si leurs oeuvres sont pour la plupart censurées et n’apparaissent que bien plus tard dans les pays de l’Ouest (comme les travaux d’Akhmatova elle-même qui restent aujourd’hui inexplicablement difficiles d’accès), si les artistes et écrivains eux-mêmes sont bien souvent déportés, arrêtés ou assassinés, ils se sont soutenus et ont propagé les œuvres les uns des autres. Nadejda Mandelstam est la femme d’Osip Mandelstam, le seul poète qu’Akhmatova ait considéré son égal, et dont elle a été très proche pendant toutes leurs vies. Nadejda a énormément écrit sur cette époque mais l’un des volumes les moins connus est Sur Anna Akhmatova. À la mort de la poétesse, son amie a consigné ses impressions et ses souvenirs de la vie d’Akhmatova — on y apprend comment elles conceptualisent et comprennent les horreurs de leur quotidien, ce qu’elles pensent des intellectuels qui les entourent, et surtout on découvre des traits de personnalité, des répliques et des détails de la vision du monde d’Anna Akhmatova.
Sur Anna Akhmatova, Nadejda Mandelstam, Le Bruit du temps, 220 pages.
Un journal intime à deux
La fille du célèbre poète russe Korneï Tchoukovski, Lydia Tchoukovskaïa, a tenu pendant de nombreuses années un journal consacré à ses entretiens avec Anna Akhmatova. Plus intime et détaillé que le livre de Nadejda, ce journal est un véritable trésor de la vie quotidienne d’Akhmatova. Agréable à lire parce qu’on peut piocher des dates un peu au hasard, on y apprend par exemple qu’elle écrit la nuit, dans un fauteuil auquel il manque un pied, qu’elle a remplacé par une valise. Qu’elle reçoit presque toujours allongée sur un divan, en peignoir et pâle du manque de sommeil. Qu’en plus des malheurs
accumulés sans trêve par le régime soviétique, sa santé la fait sans cesse souffrir. Que son moral est si bas que la plupart du temps elle est incapable de faire la cuisine ou d’entretenir la petite pièce dans laquelle elle vit. Tchoukovskaïa a eu l’humilité et le génie de servir de seconde mémoire à Anna: cette dernière la convoque plusieurs fois par semaine chez elle immédiatement, toutes affaires cessantes. Presque chaque fois, Lydia accourt. Elles discutent, se tiennent compagnie, et Tchoukovskaïa apprend par coeur les poèmes d’Anna afin de les faire circuler par voie orale, car il est trop dangereux de les écrire. Ce livre est un véritable trésor en ce qu’il raconte le quotidien de deux femmes se débattant pour vivre, et pas seulement survivre, à cette époque terrible.
Entretiens avec Anna Akhmatova, Lydia Tchoukovskaïa, Éditions Le bruit du temps, 1300 pages.
La traduction, cette tâche impossible
Sophie Benech est traductrice du russe au français, connue notamment pour avoir amené en France l’œuvre de Varlam Chalamov. Dans ce court livre elle analyse six versions françaises d’un même poème d’Anna Akhmatova, la sixième Élégie du Nord, afin de détailler les difficultés et subtilités de la traduction, et surtout de la traduction de poésie. Passionnant pour qui est familier avec le russe, mais tout aussi captivant pour ceux qui n’en parlent pas un mot, ce livre est une réflexion passionnante sur les mots, leur rôle, leur rythme, et leur portée.
Une Élégie du Nord d’Anna Akhmatova, Sophie Benech, Éditions Au bord de l’eau,97 pages.
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