Avez-vous lu Présentes, de Lauren Bastide ? Sorti le mois dernier, ce livre est arrivé en septième place du classement des meilleures ventes d’essais en France. Celles et ceux d’entre vous qui connaissent son podcast et sa société de production reconnaîtront le style décontracté et la précision de la journaliste française. Sur le ton d’une discussion entre amis, elle aborde tous les sujets clés du féminisme : mansplaining, inégalités salariales, quotas... Elle insuffle une nouvelle énergie dans ces combats en démontrant les liens entre le sexisme et le racisme, le validisme et l’homophobie et donc en normalisant un féminisme intersectionnel. Ce principe d’associer les combats sociaux – l’idée qu’une vraie libération de la femme n’est possible que si elle inclut les femmes racisées, handicapées, homosexuelles, transgenres – est déjà bien établi outre-Atlantique et Lauren Bastide l’adapte à la réalité française. Elle propose une société plus égalitaire pour les femmes, mais aussi pour les minorités : pour tous, donc. Envie de vous plonger un peu plus dans l’un de ces concepts ? Lauren multiplie les références et notes de bas de page, sa façon à elle de donner une voix aux expertes sous-représentées dans les médias. Votre liste de lecture risque de s’allonger – et c’est peut-être par là que commencera votre révolution féministe.
Nous avons eu la chance de rencontrer Lauren Bastide lors de sa visite-éclair à Bruxelles et sommes heureuses de partager enfin avec vous notre discussion.
Madeleine Nosworthy : Merci et bravo d'avoir écrit Présentes, qui donne un état des lieux clair de la place des femmes dans la société d'aujourd'hui. Comment se passe la réception du livre, quelles sont les réactions ?
Lauren Bastide : Extrêmement positives. C’est dingue ! J’étais assez angoissée, je n’avais jamais vécu la publication d’un livre et je ressentais une certaine pression, comme beaucoup d’autres sans doute, à l’idée de mettre au monde ce que j’avais créé dans mon coin. Et je reçois des messages à longueur de journée, beaucoup de reconnaissance et des interactions sur Instagram qui me rendent hyper heureuse.
MN : C’est super ! Je voulais vous demander de nous parler un peu plus du monde postrévolutionnaire. Dans Présentes, vous appelez à la révolution féministe : « Il va falloir qu’on cesse d’être gentilles, de croiser nos jambes en s’asseyant et de répondre en souriant quand on nous harcèle ». La révolution, c’est fédérateur, motivant et encourageant pour les militants qui se battent depuis longtemps, mais c’est aussi un terme qui peut faire peur, notamment parce que le monde postrévolutionnaire reste assez flou. À quoi ressemble-t-il, concrètement ?
LB : Quand je parle de la révolution, c’est vraiment en tant que journaliste. Je ne crois pas que je serai parmi les personnes qui vont vraiment la faire arriver, mais j’espère être aux premières loges pour l’observer, la décrire, la documenter en tant que journaliste. Simplement, j’observe autour de moi une colère de plus en plus grande. La colère des féministes, la colère des militants antiracistes… On a vu au mois de juin les mobilisations contre les violences policières, j’y étais et je sentais qu’on arrivait à un point de non-retour. La colère écologiste aussi : Greta Thunberg et les lycéens faisant la grève de l’école pour qu’on change la façon dont on gère les questions environnementales – ils ont une colère profonde. Il y a la colère des gilets jaunes, celle des personnes les plus précaires, les plus pauvres de la société qui demandent à pouvoir vivre décemment. Pour moi ce sont toutes ces colères conjuguées qui, je l’espère, vont nous obliger à changer de système. Je crois beaucoup à la convergence des luttes et je crois qu’on arrive à la conclusion que le système néo-libéral, d’ultra-consommation, d’ultra-croissance, qui écrase à la fois les femmes, les minorités raciales, les minorités sexuelles et les personnes handicapées tout en détruisant la planète — on arrive à la conclusion que n’est pas un bon système. Pour moi, la révolution, le monde d’après, ce sera un monde inclusif, écologiste, décroissant, on sera sortis de cette exploitation des ressources terrestres et humaines, qui est en fait un suicide, on va dans le mur si on continue comme ça.
MN : Et en ce qui concerne plus particulièrement le combat féministe et le combat antiraciste, est-ce que vous voyez déboucher quelque chose qui ressemble au droit à la différence, ou plutôt au droit à l’indifférence ?
LB : Ah, c’est intéressant ! J’ai appris ce matin, en même temps que le monde entier, que pour la première fois en Belgique, une femme transgenre est devenue ministre. C’est même la première fois en Europe. La journaliste avec qui je discutais à la RTBF disait que ce n’était pas la peine d’insister sur la spécificité transgenre de cette ministre, qu’il valait mieux ne pas le préciser. Je suis d’accord, il ne faut pas qu’on passe notre vie à lui rappeler qu’elle est transgenre, cela devrait être égal. Sauf qu’aujourd’hui les personnes trans, et en particulier les femmes trans, sont plus victimes de violence, de discrimination, de viol, de suicide, de dépression, que n’importe quelle autre communauté. Donc il me semble que c’est vertueux pour la communauté trans de dire haut et fort : “Regardez, une femme professeur, gynécologue, de 57 ans et transgenre est devenue vice-première ministre en Belgique.” Oui, c’est chouette et oui, ça fait du bien de l’entendre. Donc il me semble que c’est une question de temporalité. Il faut le droit à la différence dans un premier temps, pour aboutir à un droit à l’indifférence. C’est pour ça qu’il est aussi important de parler parfois de “race” (au sens sociologique du terme parce qu’il n’y a pas de races biologiques, c’est toujours bien de le rappeler). J’entends certaines personnes tenir un discours du genre “mais arrêtez de me dire que cette personne est noire, moi je m’en moque des couleurs.” Certes, il n’empêche qu’aujourd’hui, quand on sait à quel point les personnes noires sont discriminées, c’est capital de rappeler que la couleur de peau est encore un critère discriminant en France. Mais évidemment que je souhaite vivre dans un monde où on est indifférent à la couleur de peau des gens.
MN : Je crois que vous connaissez Myriam Leroy, vous l’avez interviewée pour La Poudre. Elle et l’une de ses consœurs belges, Florence Hainaut, parlent beaucoup des plaintes qu’elles ont porté contre leurs cyber-harceleurs. J’étais frappée de voir une story de Myriam Leroy il y a quelques jours qui disait que finalement, c’était lorsqu’on amenait ces cas devant la justice que les ennuis commençaient véritablement. Comment se battre du coup, si à chaque fois qu’on essaie on rencontre une bataille plus grande ? Est-ce qu’il ne vaut pas mieux vivre dans un monde un peu à part, et ignorer un système qui nous défavorise ?
LB : J'essaie d'éviter d’être dans l’injonction. Il y a des femmes pour qui le fait de porter plainte, de passer devant un tribunal, de voir que la personne qui les a agressées, violées, ou harcelées est condamnée, il y a des personnes à qui cela va apporter du soulagement, de la réparation. Il y a aussi des femmes qui ne veulent surtout pas rendre public ce qu’elles ont vécu, ou donner le nom de leur violeur ou harceleur. C’est aussi ok, chacun gère ses traumatismes de la façon qui lui convient le mieux. Ce qu’il me semble intéressant de souligner dans le cas notamment de Myriam Leroy, c’est que le système judiciaire n’est pas du tout apte à rendre justice. Ces derniers temps je me suis intéressée au féminisme anti-carcéral. J’ai lu un essai d’Angela Davis qui s’appelle La prison est-elle obsolète ? C’est une question que je ne m’étais jamais posée, et en dix pages on est convaincu que c’est le pire des systèmes possibles, et comme par hasard c’est un système qui reproduit beaucoup d’oppressions sexistes et patriarcales. Si on porte plainte pour viol (et il y a énormément de parallèles à faire entre le cyber harcèlement et le viol) dans un commissariat, l’aboutissement c’est que peut-être, si tout se passe bien, si la plainte est prise, si on n’est pas ridiculisée sur la place publique, si notre violeur avoue, s’il y a un procès, si on remporte le procès, ce qui peut prendre 5, 10 ans, cette personne ira en prison. Est-ce qu’on pourra considérer qu’on a obtenu réparation ? On peut s’interroger : est-ce qu’il ne faudrait pas envisager d’autres solutions pour les violeurs ? Est-ce qu’il ne faudrait pas plutôt réfléchir en termes de formation, de dialogue, d’accompagnement, d’éducation ? Je n’ai pas la réponse. Mais je sais que bien souvent, les femmes qui viennent chercher réparation auprès de la justice en ressortent avec un goût amer.
MN : Finalement, elles le font plus pour la société que pour elles-mêmes ?
LB : Je pense notamment à Nadia Daam, qui a été victime de cyber-harcèlement avec des raids absolument abominables, et qui a réussi à obtenir la condamnation d’un seul de ses cyber-harceleurs. C’était la première condamnation pour cyber-harcèlement en France. Je pense qu’elle l’a fait pour l’exemple, pour les autres femmes. Je pense qu’elle l’a fait par militantisme, par féminisme, dans une volonté d’éviter que cela se reproduise, et c’est un geste extrêmement courageux de sa part. Encore une fois, je veux tranquilliser les femmes, on n’est pas obligées d’en passer par là si on ne s’en sent pas capable, parce que c’est bien souvent une épreuve.
Lauren Bastide, Présentes, Ed. Allary
Pour continuer le débat
Certains courants du féminisme actuel s’opposent à l’intersectionalité et aux politiques identitaires qui en découlent au nom de l’universalisme et de la laïcité. Nous aborderons très prochainement ces questions à travers une analyse du dernier livre de Caroline Fourest Génération offensée (éd. Grasset).
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