Contrairement à la plupart des gens dans la vraie vie et des écrivains invités dans les médias en particulier, Yasmina Reza n’aime pas donner son avis. ”Je n’ai rien à dire là-dessus” est l’une des ses réponses favorites. Aveu d’impuissance? Coquetterie? Lorsqu’on a lu Heureux les heureux ou assisté à une représentation d’Art (une des pièces contemporaines les plus jouées au monde), rien n’est plus frustrant que d’entendre cette auteure à l’intelligence aiguisée se dérober devant les questions des journalistes. Pourquoi écrire si l’on n’a rien à dire sur le monde? Et pourquoi lire alors si les auteurs des livres n’ont rien à nous apprendre?
Au delà du divertissement et de l’information
Ce qu’il a surtout de désespérant dans l’attitude de Yasmina Reza c’est qu’elle semble confirmer l’opinion de tous ces interlocuteurs agaçants mais honnêtes qui vous avouent gentiment que les romans ne servent à rien. ”Je préfère lire des ouvrages sur la fin du pétrole ou sur la communication non-violente plutôt que de me divertir avec des histoires inventées”. Exprimé ainsi, ce choix est difficilement contestable mais sous-estime le véritable pouvoir de la littérature.
Qu’on le veuille ou non, il y a une grande différence entre regarder une série sur Netflix et lire Le rouge et le noir. Tout simplement parce que la littérature de qualité dépasse complètement la fonction de divertissement. Je ne mets aucun snobisme là-dedans et je ne parle même pas des éventuelles connaissances factuelles que peut vous fournir un roman. Entre nous, un bon documentaire peut vous en apprendre tout autant qu’un roman de Stendhal sur l’instabilité politique française au 19ème siècle. En réalité, ce que vous apporte un grand roman est d’une autre nature.
Ouvrir les portes de la réalité
Et c’est là qu’intervient Yasmina Reza et son refus apparement absurde de répondre aux questions des journalistes. Parce qu’à force de lire et de réfléchir aux raisons qui me poussaient à lire, j’ai fini par comprendre que délivrer des vérités sur la vie est contraire même à l’ambition de la littérature. A la différence des tweets, des articles de journaux ou des manuels de géographie et de psychologie, la littérature n’apporte aucune conclusion sur les réalités qui nous entoure mais nous invite à les observer et à les analyser par nous même. Alors que nous vivons pour la plupart enfermés dans nos soucis ou dans l’écran coloré d’un smartphone, la littérature nous ouvre les portes de la réalité. Elle tend un miroir à nos existences afin que chacun retourne à la sienne avec la curiosité d’un enquêteur, l’ambition d’un conquérant et la passion d’un esthète.
Explorer les recoins du quotidien
Les romans de Yasmina Reza illustrent à merveille ce pouvoir merveilleux. Dans Serge, comme dans ses précédents textes, la romancière explore les recoins du quotidien, c’est-à-dire les événements minuscules et le fouillis d’impressions que l’on traverse souvent sans y penser. On y assiste à un dîner au restaurant gâché par la voix de Lara Fabian et aux chamailleries d’une fratrie à la terrasse d’un café après une cérémonie funéraire. On y entend une conversation téléphonique absurde avec le service consommateurs d’une marque de croquettes pour chat et le dialogue d’un homme amoureux avec son ex-compagne qui fulmine au dessus de sa planche à repasser. On y rencontre des personnages superstitieux, roublards et râleurs à la Jean-Pierre Bacri. On y croise des vieillards insolents et pragmatiques qui nous confirment que la vieillesse est souvent bien plus punk que la jeunesse.
La part inavouée et invisible de nos existences
En révélant ce que beaucoup pensent et vivent tout bas sans jamais oser l’exprimer, les mots de Yasmina Reza nous restituent la part inavouée et invisible de nos existences. Car même dans une société ultra-connectée et transparente où chacun se met en scène sur les réseaux sociaux, il y a beaucoup d’expériences que l’on préfère garder pour soi par honte ou crainte du dérisoire. Qui osera raconter que les derniers mots de sa mère ont désigné une chaîne de télévision? Qui osera raconter une visite ratée d’Auschwitz dont le potentiel poignant et solennel se trouve anesthésié par des détails aussi triviaux que la susceptibilité, la claustrophobie, les cannes à selfie ou les tenues bigarrées des visiteurs? Débarrassée des contraintes physiques et des préoccupations qui obscurcissent notre esprit, la vie apparaît soudain dans toute sa beauté, son tragique et sa drôlerie. Non, les romans de Yasmina Reza ne délivrent aucun savoir sur le monde mais ils nous invitent à reprendre le pouvoir sur lui par la force du rire et de la lucidité. Au delà des vaines promesses de bonheur que véhiculent certaines couvertures de romans populaires, la littérature n’a rien à nous apprendre mais elle nous transforme en nous rendant poète, journaliste et philosophe de nos propres vies.
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