Comme plein de gens (et comme mon mari), vous adorez lire mais vos journées sont trop remplies...
Peut-être que vous perdez un temps fou à regarder des séries pas terribles sur Netflix, à faire défiler des photos sans intérêt sur Instagram, à vous plaindre de votre boulot ou à cuisiner des plats à moitié ratés mais bref on n’est pas là pour pinailler, le soir, vous êtes crevés et vous n’avez pas le courage de vous plonger dans Anna Karénine.
Soit vous avez tout bonnement renoncé à la lecture (vous ne vous l’avouez pas encore), soit vous lisez des histoires « pas prise de tête » et autant être honnête, vous feriez mieux de dormir. « En fait, tu es en train de nous dire d’arrêter de lire, c’est ça ? » fait remarquer mon mari qui trouve que j’ai toujours tendance à exagérer surtout quand il s’agit de littérature.
Non pas du tout, je suggère juste d’abandonner la quantité et de se concentrer sur la qualité. En trois mots : lire des nouvelles. Plus on y réfléchit, plus on réalise que les nouvelles (”short stories” en anglais) ont été inventées pour les lecteurs très occupés mais exigeants du 21ème siècle. Elles font en général quelques pages et peuvent être lues le temps d’un trajet, d’une réunion Zoom totalement superflue ou pendant la cuisson d’un gratin de courgettes. L’autre bonne nouvelle au sujet des nouvelles, c’est que la plupart des grands écrivains en ont écrits et que certaines d’entre elles réunissent toutes les qualités de leurs romans les plus connus.
Petite démonstration avec la nouvelle dont je veux vous parler cette semaine.
Intitulée Voyage à l’étranger, elle ne comporte qu’une trentaine de pages et concentre tous les thèmes et le charme de Tendre est la nuit, le chef d’oeuvre absolu de Francis Scott Fitzgerald (qui a aussi écrit Gatsby mais on en reparlera quand vous aurez plus de temps). En plus d’être la version courte d’un roman merveilleux, cette nouvelle publiée en 1930 nous offre également un aperçu de l’existence agitée et des regrets précoces de son auteur qui n’a alors que 34 ans. Fitzgerald a en effet puisé directement dans les tourbillons de sa vie mondaine, de ses problèmes conjugaux et dans ses pérégrinations sur le Vieux Continent pour élaborer son oeuvre littéraire. « Parfois je ne sais plus si Zelda et moi nous existons pour de bon ou si nous sommes les personnages de l’un de mes romans… » avoue-t-il conscient sans doute des risques de cette entreprise schizophrénique. Comme dans Tendre est la nuitpublié 4 ans plus tard, on y suit la gloire insouciante puis le crépuscule rapide d’un jeune couple d’Américains partis vivre la Dolce Vita en Europe.
Comme dans Tendre est la nuit et comme dans la plupart des textes de Fitzgerald, on tourne les pages avec une sensation d’ivresse tant on y boit de champagne et tant on y croise de gens riches, insolents et légèrement dingues.
On a beaucoup reproché à Fitzgerald d’être un auteur superficiel, Hemingway s’est même moqué de la frivolité de son ami dans plusieurs ouvrages. Difficile de contester la fascination de cet enfant d’une famille modeste du Minnesota pour le monde des privilégiés, pour leur légèreté et pour leur extravagance dorée mais contrairement à ce que l’on peut en penser, je crois que Fitzgerald n’est pas dupe. Il sait ce que les fêtes abîment chez les êtres, il sait ce que leur beauté a de dangereux et ce que leur amitié a parfois d’irrémédiablement truqué. Cette lucidité éclaire d’une lumière particulièrement froide les pages de Voyage à l’étranger mais n’empêche pas la magie d’opérer.
Pour ma part, j’ai savouré des phrases remplies de gaieté et d’ironie (”Tout le monde parlait ; il aurait été absurde de ne pas parler, après avoir traversé un vol de sauterelles, aux confins du Sahara”). Mon cœur s’est dilaté en écoutant battre l’amour neuf et naïf de l’élégante Nicole (alias Zelda) pour son mari. J’ai souri en surprenant des conversations sur le manque de style des touristes et sur l’intérêt ou non de se lever tôt pour photographier des cathédrales. Puis, j’ai frissonné en observant les silhouettes de Scott et de Zelda se dissoudre dans l’abîme de l’alcool et de la folie. Mais surtout comme d’habitude les mots de Fitzgerald m’ont ensorcelée : « la musique, au lieu d’être criarde et importune, tombait du pont supérieur comme le glaçage sur un gâteau ».
En une demie-heure, j’avais traversé l’univers ensorcelant et désenchanté d’un des plus grands auteurs américains.
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